L’auto-stoppeur illégitime – ou l’impasse du matérialisme

Je propose ici la traduction d’un court texte de Bernardo Kastrup sur l’impasse du matérialisme en tant que théorie métaphysique. Bernardo est un ancien chercheur en informatique devenu philosophe des sciences et il expose avec simplicité et clarté les enjeux du débat autour de la conscience, la matière, la réalité, etc. Le texte original en anglais dont le lien est donné ci-dessous contient des liens vers plusieurs autres articles qui développent certains points évoqués.


L’auto-stoppeur illégitime - ou l’impasse du matérialisme
Article original en anglais « Why Materialism is a Dead-End » à lire ici

Nous vivons à l’ère de la science, ce qui a permis des progrès technologiques inimaginables pour nos ancêtres. Contrairement à la philosophie, qui dépend quelque peu de valeurs subjectives et de notre sens du plausible pour traiter les questions, la science pose des questions directement à la nature, sous forme d’expériences. La nature répond ensuite en manifestant certains comportements afin que les questions puissent être traitées de manière objective.
C’est à la fois la force de la science et son talon d’Achille : les expériences nous apprennent seulement comment la nature se comporte, et non ce qu’elle est réellement. De nombreuses hypothèses sur l’essence de la nature sont compatibles avec ses comportements manifestes. Mais bien que ces comportements soient informatifs, ils ne peuvent pas résoudre les questions relatives à l’être, ce que les philosophes appellent « métaphysique ». Comprendre l’essence de la nature est  fondamentalement au-delà de la méthode scientifique, ce qui nous laisse avec les méthodes différentes de la philosophie. Celles-ci, aussi subjectives soient-elles, sont notre seul moyen de comprendre ce qui se passe.
 

Le matérialisme – l’idée selon laquelle la nature est constituée fondamentalement de matière qui est à la fois extérieure à et indépendante de l’esprit – est une métaphysique, en ce sens qu’il énonce ce que la nature est essentiellement. En tant que tel, il s’agit également d’une inférence théorique : nous ne pouvons pas observer empiriquement la matière en dehors et indépendamment de notre esprit, car nous sommes toujours enfermés dans notre esprit. Tout ce que nous pouvons observer, ce sont les contenus de la perception, qui sont par nature mentaux. Même le résultat des instruments de mesure ne nous est accessible que dans la mesure où il est perçu mentalement.
Nous déduisons l’existence de quelque chose au-delà des états mentaux car, au premier abord, cela semble donner un sens à trois observations canoniques :
(i) Nous semblons tous partager le même monde au-delà de nous-mêmes.
(ii) Le comportement de ce monde partagé ne semble pas dépendre de notre volonté.
(iii) Il existe des corrélations étroites entre notre expérience intérieure et des motifs mesurables d’activité cérébrale.
Un monde en dehors des états mentaux, que nous habitons tous, est compatible avec l’observation (i). Parce que ce monde partagé est donc non mental, il ne reconnaît pas notre volonté (mentale), ce qui explique (ii). Enfin, si des configurations particulières de la matière dans ce monde génèrent en quelque sorte le mental, cela pourrait également expliquer (iii). Ainsi notre culture a fini par tenir pour acquis que la nature est essentiellement matérielle, non mentale. Là encore, il s’agit d’une inférence métaphysique visant à expliquer provisoirement les observations canoniques énumérées ci-dessus, et non d’un fait scientifique ou empirique.
 

Le problème est que cette inférence métaphysique est intenable pour plusieurs raisons. Pour commencer, il n’y a rien quant aux paramètres des arrangements matériels – disons, la position et la vitesse des atomes constituant notre cerveau – qui permette de déduire, au moins en principe, ce que cela fait de tomber amoureux, de goûter du vin ou d’écouter une sonate de Vivaldi. Il existe un fossé explicatif infranchissable entre les quantités matérielles et les qualitésexpérientielles, que les philosophes appellent le « problème difficile de la conscience ». Beaucoup de gens ne le reconnaissent pas car ils pensent que la matière possède déjà des qualités intrinsèques, telles que la couleur, le goût, etc., ce qui est contraire au matérialisme dominant. Selon ce dernier en effet, la couleur, le goût, etc., sont tous générés par notre cerveau, à l’intérieur de notre crâne. Ils n’existent pas dans le monde, qui est supposément purement abstrait.
Deuxièmement, le matérialisme vit ou meurt avec ce que les physiciens appellent le « réalisme physique » : il doit exister un monde objectif extérieur à nous, composé d’entités aux propriétés définies, que ce monde soit observé ou non. Le problème est que les expériences des quatre dernières décennies ont maintenant réfuté le réalisme physique au-delà de tout doute raisonnable. Ainsi, à moins de redéfinir le sens du mot « matérialisme » d’une façon plutôt arbitraire, le matérialisme métaphysique est maintenant physiquement intenable.
Troisièmement, on peut faire valoir de façon convaincante que les données empiriques rassemblées sur les corrélations entre l’activité cérébrale et l’expérience interne ne peuvent pas être expliquées par le matérialisme. Il existe un modèle solide et cohérent qui associe l’altération ou la réduction du métabolisme cérébral à une expansion de la conscience, à un enrichissement des contenus expérientiels et de leur intensité ressentie. Il est pour le moins difficile de comprendre comment l’hypothèse matérialiste selon laquelle toutes les expériences sont générées par le métabolisme cérébral pourrait expliquer cela.
Enfin, d’un point de vue philosophique, le matérialisme est au moins non-parcimonieux – c’est-à-dire non économique, inutilement extravagant – et peut-être même incohérent. La cohérence et la parcimonie sont certes des valeurs quelque peu subjectives. Cependant, si nous les abandonnions, nous devrions ouvrir la porte à toutes sortes de non-sens : depuis les extraterrestres dans les Pléiades essayant de nous alerter d’une catastrophe mondiale jusqu’aux théières orbitant autour de Saturne – rien de tout cela ne peut être réfuté de manière empirique. Nous devons donc nous en tenir à ces valeurs, au prix de devoir les appliquer de manière cohérente, y compris au matérialisme lui-même.
 

Le matérialisme n’est pas parcimonieux parce qu’en plus, ou à la place, de la réalité mentale – qui est tout ce que nous pouvons connaître – il postule une autre catégorie de « substance » ou « d’existant » qui se trouve fondamentalement au-delà de toute vérification empirique directe, à savoir la matière. Selon le matérialisme, la matière est littéralement transcendante, plus inaccessible que les mondes spirituels proposés par toutes les religions du monde. Cela ne serait justifiable que s’il n’existait aucun moyen de donner un sens aux trois observations canoniques énumérées précédemment sur la seule base de l’esprit ; mais ces moyens existent.
Le matérialisme associe le besoin de supposer quelque chose en dehors de nos esprits individuels à l’obligation de supposer quelque chose en dehors de l’esprit en tant que catégorie. Les trois observations peuvent être interprétées si nous postulons un champ transpersonnel de conscience au-delà de nos psychés personnelles. Dès lors, il existe effectivement un monde à l’extérieur, au-delà de nous, que nous habitons tous, mais ce monde est mental, tout comme nous sommes des agents intrinsèquement mentaux. Voir les choses ainsi permet de contourner le « problème difficile de la conscience », car nous n’avons plus besoin de combler le fossé infranchissable entre esprit et non-esprit, qualité et quantité : tout est maintenant mental, qualitatif, la perception consistant uniquement en une modulation d’un ensemble (personnel) de qualités par un autre ensemble (transpersonnel) de qualités. Nous savons que ce n’est pas un problème, car cela se produit tous les jours : nos propres pensées et émotions, bien que qualitativement différentes, se modulent sans cesse les unes les autres.
 

Enfin, le matérialisme est sans doute incohérent. Comme nous l’avons vu, la matière est une abstraction théorique dans et de l’esprit. Ainsi, lorsque les matérialistes tentent de réduire l’esprit à la matière, ils tentent en fait de réduire l’esprit à l’une des créations conceptuelles de l’esprit, comme un chien poursuivant sa propre queue. Mieux encore, c’est comme un peintre qui, après avoir peint un autoportrait, le montre et proclame être le portrait. Le malheureux peintre doit alors expliquer toute sa vie intérieure en termes de motifs de répartition des pigments sur la toile. Aussi absurde que cela paraisse, cela ressemble beaucoup à la situation dans laquelle se trouvent les matérialistes.
La popularité du matérialisme est fondée sur une confusion : notre culture en est venue à l’associer à la science et à la technologie, qui ont toutes deux connu un succès retentissant au cours des trois derniers siècles. Mais ce succès n’est pas imputable au matérialisme ; il l’est plutôt à notre capacité à investiguer, modéliser puis prédire le comportement de la nature. La science et la technologie auraient pu se développer tout aussi efficacement – peut-être même mieux – sans prise de position métaphysique, ou avec une autre métaphysique compatible avec un tel comportement. Le matérialisme est, au mieux, un auto-stoppeur illégitime, et peut-être même un parasite, dans la mesure où il ne repose que sur la psychologie de ceux qui font de la science et la technologie.
En effet, pour être en relation quotidienne avec la nature, les êtres humains ont besoin de se raconter une histoire sur ce qu’est la nature. Il est psychologiquement très difficile de rester vraiment agnostique vis-à-vis de la métaphysique, en particulier lorsqu’on fait des expériences. Même lorsque cette histoire interne est subliminale, elle fonctionne toujours comme un système d’exploitation de base. Et il se trouve que le matérialisme, de par son intuitivité grossière et sa superficialité naïve, offre une option peu coûteuse et facile pour une telle narration intérieure. En outre, il a sans doute permis aux premiers scientifiques et chercheurs de préserver une notion de sens à une époque où la religion perdait de son emprise sur notre culture.
 

Mais au XXIe siècle, nous pouvons certainement faire mieux que cela. Nous sommes maintenant en mesure d’examiner honnêtement nos présupposés implicites, de nous confronter objectivement aux preuves, de mettre nos propres besoins et préjugés psychologiques sous la lumière de  l’autoréflexion et de nous demander alors : le matérialisme apporte-t-il vraiment quelque chose ? La réponse devrait être évidente : ce n’est tout simplement pas le cas. Le matérialisme est une relique d’un âge ancien, plus naïf et moins sophistiqué, qui aidait alors les chercheurs à se séparer de ce qu’ils étudiaient, mais il n’a plus sa place de nos jours.
Nous ne manquons pas non plus d’options, car nous pouvons maintenant donner un sens à toutes les observations canoniques sur la seule base d’états mentaux. Cela constitue une alternative au matérialisme plus convaincante, parcimonieuse et cohérente, qui peut également mieux rendre compte des preuves disponibles. Les principes fondamentaux de cette alternative sont connus au moins depuis le début du XIXe siècle ; sans doute même des millénaires plus tôt. Aujourd’hui, il nous appartient entièrement de l’explorer et, franchement, de se ressaisir au plan métaphysique. Nous devrions avoir mieux à faire que de continuer – étrangement – à soutenir l’intenable.

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