Internet peut-il être conscient ? Ou le matérialisme jusqu’à l’absurde

Le matérialisme prend à bras-le-corps le problème difficile de la conscience, mais révèle l’absurdité de son projet en atteignant ses limites. Tant que l’intégralité de l’expérience humaine n’est pas prise en compte, y compris dans des états modifiés de conscience plus riches de sens encore que l’expérience de la réalité physique, aucune théorie de la conscience ne peut prétendre être complète.


Internet peut-il être conscient ?  Ou le matérialisme jusqu’à l’absurde
Une récente théorie de la conscience retient l’attention parmi les neuroscientifiques. Elle est due à deux grandes figures des neurosciences et s’appelle la Théorie de l’Information Intégrée (TII). Né en Italie, Giulio Tononi est psychiatre et neuroscientifique à l’Université du Wisconsin, et Christof Koch est un neuroscientifique attaché à l’Allen Institute of Brain Sciences de Seattle. Ce dernier explique en page d’accueil de son site personnel combien « il réfléchit à l’Univers, au cerveau, à la façon dont il produit la conscience et dont l’esprit conscient émerge du cerveau ». Cette formulation n’a rien d’anodine car elle pose en fait le paradigme dans lequel ces deux-là pensent. Il s’agit bien sûr du paradigme matérialiste ou, selon le terme plus récent, physicaliste. Dans ce cadre, le cerveau « produit » nécessairement la conscience ou, ce qui revient au même, l’esprit conscient « émerge » du cerveau. Ces grands esprits feignent d’ignorer, car il ne peut s’agir d’une simple erreur, que leur questionnement relève de la « pétition de principe », une notion philosophique qui veut que les prémisses d’un raisonnement en soient aussi la conclusion. En excluant a priori d’envisager que le cerveau ne produise pas la conscience, ni que celle-ci n’émerge du fonctionnement du cerveau, les deux chercheurs ne risquent pas de parvenir à une autre conclusion, ce qui constituerait de toute façon un crime intellectuel qui en ferait des « idéalistes » ou, pire, des « spiritualistes ». 
 
 

Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ?
Néanmoins leur fameuse TII est très intéressante car elle est très élaborée et indique tout à la fois les limites d’un tel raisonnement et son absurdité lorsque ces limites sont atteintes. Il faut tout d’abord leur savoir gré de s’atteler à ce fameux « problème difficile » de la conscience, tel que posé par le philosophe David Chalmers il y a quelques décennies et que l’on peut résumer en posant la question : pourquoi et comment avons-nous une expérience consciente subjective du réel ? Le problème difficile s’oppose aux problèmes faciles qui consistent à décrire les fonctions par lesquelles nous sommes capables de sentir, d’assimiler des informations, d’être attentif à quelque chose, etc. Non pas que les problèmes faciles aient reçu des explications satisfaisantes et définitives, mais le problème difficile est ainsi nommé parce qu’il renvoie à l’expérience intérieure propre à chaque individu, par définition inobservable de l’extérieur et donc échappant à toute tentative d’objectivation. Il suffit que je sois daltonien pour que votre expérience du bleu diffère de la mienne. Dans un article célèbre publié en 1974 (Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ?), le philosophe Thomas Nagel a bien montré que nous n’avons absolument aucun moyen de savoir quelle expérience du monde fait une chauve-souris ; le seul moyen d’y répondre étant d’être soi-même une chauve-souris. Autrement dit « nous ne pouvons comprendre la nature de nos expériences si nous éliminons d’elles le point de vue ou la perspective qui fait qu’elles sont, précisément, des expériences et non pas seulement des processus physiques (neurologiques en l’occurrence) ». Le point de vue particulier qu’un être a sur le monde est constitutif des états subjectifs et qualitatifs qu’il ressent, appelés « qualia », et qui échappent à l’analyse. 

 
 

Objets inanimés, avez-vous donc une conscience ?
La TII constitue un progrès énorme par rapport aux positions les plus rationalistes qui consistaient jusqu’alors à nier l’existence même de la conscience, en tant qu’entité ou expérience. Comprise comme équivalente à « l’âme » – notion jugée irrationnelle puisque religieuse – la conscience était rejetée au profit des seules perceptions et émotions, des sentiments et des pensées, mais aujourd’hui même les plus matérialistes reconnaissent à la conscience une fonction d’intégration de tous ces éléments pour produire une expérience unique de la réalité, également fondée sur la mémoire et notre perception du temps. L’expérience que chacun a de la réalité n’est accessible à l’autre que dans la mesure où il est capable de la décrire. C’est pourquoi se pose la question de la conscience des animaux, des nourrissons, des personnes dans le coma, et même, pourquoi pas, des machines. On peut aussi étendre la question aux plantes et à tous les objets inanimés, jusqu’aux particules de matière. C’est aussi pourquoi l’étude de la conscience repose sur ce qu’il est convenu d’appeler les Corrélats Neuronaux de la Conscience, à savoir l’observation de ce qui se passe dans le cerveau quand nous avons telle ou telle expérience consciente. A partir de ces corrélats neuronaux et comportementaux de la conscience, l’observateur extérieur peut prétendre approcher, bien qu’il ne puisse la saisir pleinement et directement, la conscience de l’autre. 

 
 

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Corrélation ou causalité, l’œuf et la poule
Mais alors qu’on parle bien de corrélats, c’est-à-dire d’une relation de corrélation entre des états cérébraux et des états mentaux, comment peut-on faire l’erreur épistémologique d’en déduire une relation de causalité, en posant a priori que les premiers sont nécessairement la cause des seconds ? En effet, de nombreuses données suggèrent le contraire, comme la reprogrammation neuronale qu’est capable d’induire une thérapie cognitivo-comportementale (TCC) dans les cas de Troubles obsessionnels compulsifs (TOC) ou de phobies. Ne parlons même pas de toutes les traditions spirituelles qui enseignent depuis des millénaires que la conscience est première et que c’est elle qui anime la matière. Dans un numéro hors-série de La Recherche consacré à La Conscience, le chercheur Lionel Naccache reconnaît cette difficulté à passer des corrélations à la causalité. Pourtant, le modèle qu’il défend avec Jean-Pierre Changeux et Stanislas Dehaene considère par défaut que le cerveau exerce une action causale sur les états mentaux, alors qu’une autre approche, appelée dualiste, pense le contraire. La conscience aurait une forme d’autonomie par rapport aux états neuronaux sur lesquels c’est elle qui exercerait une action causale. Le problème de l’œuf et la poule, en somme. La conscience a-t-elle une substance, un support, est-ce de l’énergie, des ondes, un champ, etc. ? 

 
 

La conscience est omniprésente
Quel est l’apport de la Théorie de l’Information Intégrée dans ce contexte ? Son intérêt majeur est de partir de la conscience elle-même, en identifiant ses propriétés essentielles, au lieu de se demander de quoi peut être conscient tel ou tel organisme. Elle se compose d’axiomes et de postulats. Les axiomes sont 1) l’existence intrinsèque de la conscience (mon expérience consciente est réelle), 2) la composition (la conscience est structurée : un livre, la couleur bleue, un livre bleu, etc.), 3) l’information, 4) l’intégration (la conscience est unifiée), 5) l’exclusion (la conscience est définie en contenu). Les postulats désignent les propriétés qu’un mécanisme physique doit posséder pour permettre l’expérience correspondante à chaque axiome. Sur cette base, la TII a quantifié la conscience en degrés et elle la mesure à l’aide d’une grandeur mathématique, l’unité Phi. Plus Phi est élevé, plus le système est conscient. Comme le souligne le chercheur Bobby Azarian dans un article publié sur le Huffington Post, la TII n’a pas pour autant résolu le problème difficile de la conscience, mais elle a le mérite de reconnaître à la conscience une existence intrinsèque, ce qui rejoint la réflexion de David Chalmers selon qui la conscience devrait être considérée comme une donnée fondamentale de l’Univers (en tout cas de l’expérience que nous en avons), au même titre que l’espace, le temps ou la masse. Mais Chalmers propose aussi d’envisager que la conscience soit partout dans l’Univers, distribuée à des degrés divers dans toutes sortes de supports, du proton jusqu’au cerveau humain. On appelle cette conception le panpsychisme (de pan, partout), et la TII en représenterait une version moderne. 

 
 

Irrationnel et fantasme transhumaniste
C’est donc un progrès important de reconnaître cette omniprésence de la conscience, et toute théorie de la conscience doit tenir compte des acquis de la physique quantique qui questionnent notre relation au réel et impliquent un rôle, une action, de la conscience. Mais les choses prennent un tour différent quand les promoteurs de la TII prétendent qu’il est rationnel d’envisager qu’un système comme le réseau internet peut être le support d’états de conscience, puisqu’il traite et intègre des informations à partir de milliards de transistors situés dans des machines connectées entre elles, tout comme les neurones dans un cerveau. Selon le même raisonnement, un smartphone pourrait avoir une expérience consciente de lui-même, bien que minimale. C’est là où les tenants de la théorie « émergentiste » tombent dans l’irrationnel et dans le fantasme transhumaniste, parce qu’ils refusent absolument l’idéalisme philosophique (selon Platon, le monde des Idées a une existence propre, indépendante de tout support) et toute forme de spiritualisme. L’approche matérialiste exige que la conscience unifiée « émerge » de la complexité croissante d’un système, quand bien même cette émergence elle-même ressemblerait au miracle de la transformation de l’eau en vin. De fait, les travaux d’intelligence artificielle n’ont jamais réussi à simuler la moindre forme de conscience autonome, même si certains dispositifs sont plus performants que le cerveau humain pour effectuer certaines tâches, ce qui est déjà le cas d’une calculette. Le physicien Philippe Guillemant explique qu’il sera facile de doter les robots d’intelligence, au sens de capacité à effectuer des tâches de plus en plus complexes, mais que cela n’a rien à voir avec la conscience. « L’idée de réaliser un robot conscient ne repose que sur des opérations logiques dans l’espace-temps qui ferment la porte, par construction, à l’émergence du moindre processus conscient ayant lieu dans le temps réel. Et je le répète : ce n’est que dans le cas d’une architecture défaillante qui ouvrirait au contraire cette porte que « de la conscience » pourrait s’immiscer dans un tel robot. » (La Physique de la Conscience). En revanche, la TII peut permettre d’envisager l’existence d’une conscience collective d’un groupe d’individus engagés dans une même tâche par leur intention, qu’il s’agisse d’un spectacle ou d’une marche de manifestation par exemple. En extrapolant, ne formons-nous pas tous autant que nous sommes un seul groupe engagé dans une même tâche consistant à observer le monde qui nous entoure ? Dès lors, une conscience collective planétaire est envisageable… 
 

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Au-delà du physique et du physicalisme
Nous l’avons dit, les limites du raisonnement émergentiste naissent de son refus de toute forme d’idéalisme ou de spiritualisme. Elles naissent du refus de toute transcendance et cette approche ignore volontairement et ostensiblement les données issues de milliers d’expériences d’états modifiés de conscience au cours desquels la conscience, loin d’être « altérée », est au contraire décuplée, démultipliée. Le matérialisme refuse de considérer la possibilité d’une transcendance parce que, par définition, l’origine de la conscience serait alors en dehors de son champ d’investigation. Pourtant, une théorie de la conscience doit rendre compte de l’intégralité de l’expérience humaine, y compris dans ces états de conscience étendue, de la synchronicité à l’expérience mystique en passant par l’expérience hors-du-corps. C’est pourquoi une théorie scientifique de la conscience doit aussi être philosophique, car notre expérience de la réalité dépasse le cadre du corps et du sensible. La métaphysique est convoquée, c’est-à-dire qu’il faut aussi penser au-delà du physique et du physicalisme. Beyond Physicalism est précisément le titre d’un ouvrage collectif (dir. Edward Kelly) important récemment publié aux Etats-Unis, et qui est dû à une autre école de pensée pour laquelle idéalisme philosophique, spiritualité et transcendance ne sont pas des tabous. Au contraire du matérialisme-émergentisme, cette réflexion considère que ce sont ces états de conscience lors desquels celle-ci semble s’affranchir des limitations de son support physique qui nous révèlent la véritable nature de la conscience. Cette réflexion s’inscrit dans l’héritage de William James, Henri Bergson, Frederic Myers, ou encore Aldous Huxley, qui tous ont pensé le cerveau comme un filtre, une valve de réduction permettant de « capter » un champ de conscience et de projeter notre réalité matérielle et temporelle, laquelle n’est qu’une expérience incluse dans un domaine de réalité bien plus vaste. Notre expérience est comme un film en 3D dont nous sommes à la fois l’acteur principal et le seul spectateur, car notre point de vue est unique. 

 
 

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Une cause transcendante et immanente
Croire ou savoir que l’on peut s’affranchir de cette réalité illusoire mais qui constitue cependant le sens de notre réalité incarnée, conduit nécessairement à un questionnement de nature spirituelle. Si la conscience est omniprésente à la fois dans notre expérience de la réalité matérielle, de la réalité énergétique et d’une réalité où l’expérience devient pure conscience, il faut reconnaître au panpsychisme une certaine pertinence. Mais la question reste : quelle est la source de cette conscience qui, en particulier lorsqu’elle s’affranchit de son interface matérielle, est capable de faire l’expérience du beau, du bien et du bon jusqu’à une démesure extatique, et se révèle incomparablement plus riche de sens que l’existence purement sensible et matérielle ?
Là où la TII redonne un certain crédit au panpsychisme, le travail de l’Institut Esalen en Californie à qui l’on doit Beyond Physicalism réintroduit pour sa part une notion philosophique plutôt ignorée : le panenthéisme. A la différence du panthéisme d’un Spinoza (Dieu est tout), endossé par de nombreux scientifiques dont Einstein et qui suppose qu’une intelligence supérieure, « divine », se révèle dans l’agencement de la nature, le panenthéisme (tout est dans Dieu) considère que l’existence du réel a une cause à la fois immanente et transcendante. La doctrine est attribuée au philosophe allemand Karl Christian Friedrich Krause : non seulement le divin existe et interpénètre toutes les parties de la nature, mais en plus il se déploie au-delà d’elle. On peut rapprocher ce concept de celui de Brahman dans l’hindouisme, mais aussi du néoplatonisme dans la tradition occidentale. En ce qu’elle est transcendante, la nature ultime de la « divinité », de la source ou de la cause, nous échappe. Mais parce qu’elle est immanente, elle se révèle en même temps dans tout ce qui existe, tout ce qui constitue l’expérience humaine, animale, végétale, etc. En tout cas, elle est Une et unique, sans division, et à ce titre il est faux de parler de dualisme à propos des chercheurs qui rejettent le physicalisme émergentiste. Même si la conscience ne peut se réduire à son interface matérielle et énergétique – le cerveau -, son origine, sa source est la même que celle de la matière. Les neurosciences, si elles accueillent véritablement la philosophie en leur sein, ne pourront pas faire l’économie de prendre en compte cette dimension spirituelle de l’être et de l’existence, car la vie de l’esprit est ce à quoi se réduit véritablement la vie matérielle et physique, et non le contraire.

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