Pour des raisons techniques, je republie cet article que j’avais mis en ligne il y a quelques mois.
Bertrand Méheust anime un séminaire à l’Institut Métapsychique International les 17/18 mai 2014, sur le thème « Jésus au risque de la métapsychique « . Qu’est-ce à dire ??
Il expliquait sa démarche en 2013 : Le portait de Jésus que je vais proposer pendant ce séminaire voudrait être celui du “bon sens éclairé”. Ce qui ressort à l’évidence quand on se plonge dans le Nouveau Testament, c’est que Jésus fut d’abord un thaumaturge, un faiseur de miracles. C’est, de loin, la dimension de sa personne la mieux attestée. Plus d’un tiers des Évangiles sont consacrés à des récits de miracles, de guérisons et d’exorcismes. C’est d’autre part la dimension attestée par les rares textes Juifs qui parlent de Jésus. Flavius Josèphe le décrit comme un “thaumaturge”. Un autre texte Juif du Talmud de Babylone affirme qu’il a été “pendu sur le bois” pour avoir pratiqué la magie.
Comme, d’autre part, les sciences psychiques ont accumulé sur les thaumaturges, depuis deux siècles, de nombreux matériaux avec lesquels on peut tenter une approche comparative, le bon sens voudrait que l’on s’appuie sur cette documentation pour étudier l’ancrage historique de Jésus. Malheureusement, les interdits accumulés depuis des siècles empêchent encore cette approche. Même aux yeux des incroyants, Jésus continue curieusement de jouir d’un privilège d’exemplarité qui paralyse les comparaisons ; et les actes thaumaturgiques qu’on lui prête tombent sous le coup de la polémique anti-magique commencée par le christianisme et poursuivie par la raison. Il reste donc difficile, pour reconstituer son portrait, de s’appuyer sur cette dimension. C’est précisément ce que je me propose de faire. Il s’agira, en s’appuyant sur les sciences psychiques, de questionner la dimension thaumaturgique de Jésus.
L’idée n’est pas neuve : il y a eu le Jésus magique de la Renaissance, le Jésus des magnétiseurs et des spirites, et, dans les premières décennies du XX°, le Jésus de la métapsychique, esquissé par plusieurs auteurs. Mais il reste à poursuivre ce travail avec les connaissances et les réflexions contemporaines. Cette approche doit se déployer en dehors des présupposés théologiques. Elle renvoie dos à dos le fondamentaliste et le rationaliste militant. Elle n’a pour but ni de valider le dogme chrétien, ni de le combattre, mais de dégager un espace autonome de réflexion. Ceci posé, on s’apercevra, au fil de l’enquête, que cette réflexion n’est pas sans conséquences sur la théologie chrétienne.
C’est en ces termes que j’annonçais mon séminaire de 2013. Je me propose cette année de faire le point sur l’avancement de mon travail, de pointer les difficultés que j’ai rencontrées, d’explorer de nouvelles pistes. Pour des raisons matérielles, la formule de 2014 sera limitée à un seul week-end. À l’intention des nouveaux auditeurs, je commencerai par résumer les points qui ont été examinés l’an dernier, mais le reste du week-end sera consacré aux thèmes qui n’ont pu être abordés en mai 2013 faute de temps, et aux nouvelles ouvertures. Une grande partie du temps a été consacrée l’an passé à enquêter sur l’exégèse contemporaine, à examiner ses thèses et ses présupposés. Nous focaliserons cette année notre attention sur l’aspect proprement métapsychique de la question de Jésus et sur certaines de ses implications philosophiques et théologiques.
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J’ai interviewé Bertrand Méheust en 2011 pour Le Monde des Religions à l’occasion de la parution de son livre Les Miracles de l’Esprit.
Sociologue et professeur de philosophie, Bertrand Méheust se consacre depuis une vingtaine d’années à l’histoire des sciences psychiques et travaille à dégager les implications épistémologiques et philosophiques des phénomènes que l’on dit aujourd’hui « paranormaux ». Son dernier ouvrage, Les miracles de l’esprit, propose de concevoir les capacités de voyance (ou « métagnomie ») comme un état limite, ou une fonction étendue, de la mémoire. Il s’appuie à la fois sur l’analyse des pratiques antiques de la divination – jusqu’aux voyants modernes et contemporains -, et les réflexions sur la mémoire de Proust ou Bergson.
Qu’est-ce qui justifie à vos yeux le rapprochement entre voyance et mémoire ?
BM: A la fois des raisons d’ordre empirique et d’ordre historique. Lorsque l’on compare les processus qui se déroulent lors des séances de voyance, on voit se dégager des procédures qui sont celles de la mémoire. Cette base m’a paru suffisamment solide pour pousser la chose un peu plus loin, même si je ne suis pas le premier à effectuer ce rapprochement. Cette hypothèse permet ensuite de jeter un pont entre la conception antique de la mémoire et les recherches de la parapsychologie contemporaine, en mettant en place une « spirale herméneutique » : le passé interpelle notre conception de la mémoire, qui elle-même interpelle le passé…
Dans la Grèce antique, la mémoire est divinisée (Mnémosyne). C’est une puissance transcendante qui déborde l’individu. Lorsque la Pythie, le devin, le sage, etc., se plongent dans cette Métamémoire, ils transcendent le temps et l’espace et peuvent avoir accès à la connaissance d’événements passés ou futurs. Les historiens de la Grèce, comme Vernant ou Détienne, estiment bien entendu que cette conception grandiose marque l’aube de notre culture mais est à jamais révolue. Je ne partage pas entièrement cet avis. Les faits que produisent les voyants nous incitent à penser qu’il y avait là un noyau de vérité. Dès lors, nous sommes en route pour un réexamen de l’idée de réminiscence (Platon), c’est-à-dire des fondements même de notre pensée philosophique.
Pouvez-vous préciser le parallèle que vous faites entre les procédures de la mémoire et celles de la voyance ?
Dans Matière et mémoire, Bergson explique que nous procédons par une série de bonds successifs pour nous souvenir d’un événement. Nous sautons dans le passé en général, puis dans un zone de ce passé, puis dans un endroit de cette zone, et finalement nous débouchons sur l’anamnèse d’un fait singulier. Par exemple, je me souviens d’avoir été coopérant en Algérie il y a 25 ans, puis je me souviens d’un collègue que j’y ai connu, et je me demande comment il se nomme. Le souvenir m’échappe, et un ensemble de sensations va s’emparer de moi. Il me vient l’idée d’un arbre, quelque chose comme poirier ou pommier. Puis d’un seul coup la solution jaillit : Michel Prunier ! Or, je montre dans mon livre que c’est aussi le trajet de la clairvoyance. L’esprit du clairvoyant part souvent d’un thème général, d’une image-mère, puis, par bonds successifs, il se dirige vers la cible. J’en donne de nombreux exemples.
Dans l’exemple archétypal de la madeleine de Proust, les souvenirs surgissent sans qu’on les recherche.
Il y a en effet deux sortes de souvenirs : ceux qui ressortissent à ce que Proust appelait la mémoire volontaire, et ceux qui surgissent de manière soudaine, inopinée et invasive, sous l’influence d’un déclencheur quelconque. Or, il existe la même dualité dans la métagnomie. Nous avons d’un côté les « techniciens », les spécialistes (clairvoyants, médiums) détenteurs de cet étrange savoir-faire, qui vont se mettre à chercher une information a priori impossible à obtenir. De l’autre, le commun des mortels peut vivre par exemple une expérience de télépathie spontanée au moment du décès d’un proche.
Quel est l’apport de Deleuze et de sa lecture de Proust dans cette réflexion ?
Deleuze aimait bien provoquer et prendre le contrepied des idées reçues. Selon lui, l’épisode de la madeleine de Proust ne concerne pas la mémoire au sens de capacité à restituer des souvenirs fidèles, mais renvoie à sa puissance créatrice et artistique. Sa thèse est que l’anamnèse proustienne recrée la réalité et la restitue dans une splendeur qu’elle n’a jamais connue. Cela revient à approcher Proust exactement comme les anthropologues historiens contemporains considèrent la divination. Ceux qui étudient la divination chinoise ou babylonienne montrent qu’elle a constitué le laboratoire de la raison, à travers des pratiques dont on sous-entend évidemment qu’elles sont illusoires. Or, lorsqu’on l’applique à notre sujet, l’argument s’inverse : il est banal de souligner que la mémoire « normale » est capable de souvenirs fidèles, sans quoi la vie serait impossible. Mais par ailleurs il est banal de signaler la puissance créatrice à l’œuvre dans la divination, et ce qui est étonnant, c’est au contraire la capacité du voyant de restituer (parfois) des « souvenirs » fidèles.
Vous réhabilitez en outre la thèse bergsonienne du cerveau comme « filtre », plutôt que « producteur » de la conscience, proposée également William James ?
C’est en effet une thèse centrale de mon livre. Je reprends notamment l’analyse d’une équipe de l’Institut Esalen (Californie), qui a publié un ouvrage collectif intitulé Irreducible mind (l’Esprit irréductible). Ma réflexion porte sur la question des traces, qui veut qu’il n’y ait de souvenir que si une trace physique a été déposée dans le cerveau par une perception, directe ou indirecte. Or, le défi des phénomènes métagnomiques c’est que logiquement il n’y a pas de trace, surtout si l’événement est futur !
Diriez-vous que ce genre de réflexion est de nouveau pris au sérieux dans les milieux intellectuels ?
Pour ce qui me concerne, cela fait plus de vingt ans que j’écris des livres sur ce sujet dans l’indifférence quasi générale, mais un de mes livres sur la crise écologique a eu un certain écho (La politique de l’oxymore), ce qui aide à la diffusion de mon travail sur la parapsychologie. Par ailleurs, il me semble que nous sommes dans un monde où les certitudes sont en train de vaciller. Aussi je remarque autour de ce livre un mouvement, un intérêt plus marqué. Mais je n’en suis pas encore à espérer une recension dans une revue de philosophie !
Bibliographie choisie
Un Voyant prodigieux, Alexis Didier (1826-1886) (Les Empêcheurs de penser en rond, 2003)
La politique de l’oxymore (La Découverte, Les Empêcheurs de penser en rond, 2009)
Les miracles de l’esprit – qu’est-ce que les voyants peuvent nous apprendre ? (Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2011)
En 2004, Bertrand Méheust m’a fait l’honneur de rédiger une préface à mon premier livre : la Voyante et les Scientifiques (Les 3 orangers).