Interview de Trinh Xuan Thuan: le réglage fin de l’Univers

J’ai eu le plaisir d’interviewer à plusieurs reprises l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan. L’entretien ci-dessous a été publié dans Le Monde des Religions de janvier-février 2010, dans un dossier « Dieu et la science ».

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Trinh Xuan Thuan : « Le principe anthropique n’est pas un dogme religieux car la science est en perpétuelle évolution »

Trinh Xuan Thuan, astrophysicien, est l’auteur de nombreux ouvrages qui concilient observation et analyse scientifique de l’univers avec une spiritualité vivante et poétique. Il vient de se voir décerner par l’Unesco le prix Kalinga qui récompense des scientifiques de premier plan ayant grandement contribué à l’information scientifique du grand public. Il publie chez Plon/Fayard un « Dictionnaire amoureux du Ciel et des Etoiles ».

Trinh Xuan Thuan est depuis plusieurs années un ardent partisan du « principe anthropique », qui l’amène à concevoir une intention à l’origine de l’apparition de l’univers et de la vie, bien que cette position le place en contradiction avec le bouddhisme, comme il nous l’explique ci-dessous. Le « principe anthropique » a été formulé sous sa forme moderne par le physicien britannique Brandon Carter dans les années 1970. Dans sa version faible, il consiste à constater que les lois physiques sont telles qu’elles permettent à la vie d’apparaître, ce que beaucoup dénoncent comme une tautologie. Dès 1961, Robert Dicke remarquait dans un article que l’apparition de la vie nécessite la présence de carbone, laquelle semble le fruit d’une heureuse coïncidence, puisqu’il ne peut être synthétisé qu’au cœur des étoiles, et dans des conditions très spécifiques, à partir de l’hélium. Les conditions particulières qui permettent cette synthèse avaient reçu en 1953 le nom de réglage, ou « ajustement fin » (fine tuning en anglais) par Fred Hoyle, à qui l’on doit également l’expression big bang, qui se voulait d’ailleurs péjorative. C’est donc sur ce « réglage fin » des conditions initiales et des constantes physiques de l’univers que repose aujourd’hui la version forte du principe anthropique. Elle prend la forme d’un pari métaphysique voulant qu’une intention soit à l’origine de l’univers et de la vie, car ses conditions d’apparition sont réglées si finement qu’elles ne sauraient être le fruit du seul hasard. Pour autant, la cosmologie reste face à un défi immense, puisque l’univers ne contient que 4 % de matière observable, le reste étant composé d’une mystérieuse énergie et matière noire.

Le principe anthropique repose sur la notion de réglage fin de l’univers. Qu’est-ce que cela signifie ?

Brandon Carter a émis le concept de principe anthropique (du grec anthropos : homme), mais je préfère l’appeler principe de complexité, pour ne pas être anthropomorphique. La version forte de ce principe dit que l’évolution de l’univers mène inévitablement à une forme de vie et de conscience. Pas nécessairement à l’homme, car si le principe anthropique est correct, il y a inévitablement d’autres formes de conscience dans l’univers. On peut dire que l’univers était en quelque sorte gros de la vie et de la conscience, car il a été réglé de façon extrêmement fine dès le début pour permettre la formation des étoiles et la fabrication des éléments lourds qui conduisent à la vie. Etant donné que les lois physiques sont universelles, je fais l’hypothèse que les lois biologiques le sont également, et dès lors cela m’étonnerait beaucoup que notre forme de vie soit la seule dans l’univers.

Mais le réglage ne semble fin que par rapport à nos capacités de calcul et d’observation. N’y a-t-il pas un risque de s’illusionner sur la finesse de ce réglage ?

Le réglage fin est un fait reconnu par la communauté scientifique : on ne peut faire varier la valeur des constantes physiques ou des conditions initiales de création de l’univers, même de façon infime, sans compromettre l’existence des étoiles, des éléments lourds et donc de la vie. Le principe anthropique n’est pas un dogme religieux car la science est en perpétuelle évolution, mais la physique telle que nous la connaissons dépend d’une quinzaine de constantes physiques. Nous ne disposons pour l’instant d’aucune théorie physique expliquant pourquoi ces constantes ont la valeur qu’elles ont plutôt qu’une autre. Je ne peux exclure qu’un jour il y aura une Théorie du Tout qui expliquera les valeurs des constantes physiques, sans faire appel a un réglage. Mais jusqu’à nouvel ordre, le fait même que nous existions est déterminé par le réglage extrêmement précis de ces constantes physiques et conditions initiales. Le principe anthropique faible nous dit : puisque nous sommes là, les constantes physiques doivent avoir la valeur qui nous permet d’exister, ce qui est une tautologie. Mais dire que l’univers tend vers la conscience dès l’origine relève d’une position métaphysique beaucoup plus forte. C’est un pari.

Comment passe-t-on du réglage fin à l’alternative voulant qu’il y ait soit des univers multiples, soit un principe créateur ?

Pour reprendre les termes de Jacques Monod, on peut choisir le hasard ou la nécessité. Le hasard est parfaitement compatible avec les théories scientifiques : si vous jouez à la loterie une infinité de fois, inévitablement vous achèterez un jour un billet gagnant. De même, parmi une infinité d’univers parallèles avec toutes les combinaisons possibles de constantes physiques et de conditions initiales, un univers a exactement la combinaison « gagnante », et nous serions en quelque sorte le gros lot de cet univers là, une forme de conscience capable de comprendre et d’appréhender la beauté et l’harmonie de l’univers. La science permet l’hypothèse d’un « multivers ». Par exemple Andrei Linde a proposé la théorie de la mousse quantique : chaque fluctuation quantique de cette mousse donne naissance à un univers-bulle indépendant, par un processus de dilatation exponentielle de l’espace en une fraction de seconde. On aurait ainsi une infinité d’univers-bulles dans un méta-univers. Notre univers aurait la combinaison gagnante et les autres seraient vides et stériles. Beaucoup de physiciens adoptent l’hypothèse du multivers car elle évacue la question d’un principe créateur et elle sauve en quelque sorte le hasard. Tout cela est plausible mais mon problème en tant qu’observateur est qu’on ne pourra jamais vérifier expérimentalement avec nos télescopes l’existence d’univers autres que le nôtre. Quand on applique le Rasoir d’Occam, on se demande pourquoi créer une infinité d’univers tous vides et stériles juste pour en avoir un qui soit conscient de lui-même.

Vous avez d’autres arguments d’ordre plus émotionnel et esthétique.

En effet. Quand je contemple l’organisation de l’univers avec mon télescope, c’est difficile pour moi de penser que tout est hasard et que rien n’a de sens. L’invariance des lois physiques participe de l’harmonie et de la beauté de l’univers, car on aurait pu avoir un univers chaotique où chaque endroit aurait des lois différentes et il nous serait alors impossible de comprendre quoi que ce soit. De plus, à mesure que la connaissance progresse, une extraordinaire unité se manifeste. Ainsi Aristote pensait que le ciel et la Terre étaient régis par des lois complètement différentes. Newton a fait table rase de cette vision en montrant que la même force de gravité dicte la chute d’une pomme aussi bien que le mouvement des planètes autour du soleil. Au XIXe siècle, on pensait que l’électricité et le magnétisme étaient deux phénomènes totalement distincts. Maxwell et Faraday ont montré que les deux phénomènes sont reliés, et que les ondes électromagnétiques se propagent à la vitesse de la lumière, unifiant ainsi l’électricité, le magnétisme et l’optique. Au XXe siècle, Einstein unifie le temps et l’espace, et au XXIe siècle, les physiciens travaillent avec acharnement pour unifier les quatre forces fondamentales de la nature.

Finalement, votre adhésion à un principe créateur est en contradiction avec le bouddhisme.

C’est vrai, et dans mon dialogue avec Matthieu Ricard (L’infini dans la paume de la main, Pocket 2002) c’est le point où nous achoppons. Je suis un bouddhiste non orthodoxe de ce point de vue. Pour le bouddhisme, tout est interdépendant. La vie est interdépendante avec la matière qui est un support. Il n’y a donc pas besoin d’un principe créateur qui règle l’univers pour l’émergence de la vie et de la conscience. Mais cela ne résout pas la question de Leibniz : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Aussi, pourquoi les lois physiques sont-elles ce qu’elles sont et non autres ? Pourquoi avons-nous un univers régi par la mécanique quantique et la relativité générale, alors que nous pouvons très bien vivre dans un univers régi par la physique de Newton. Cela m’amène à invoquer une sorte de principe originel qui décide de l’existence de l’univers, avec ses lois physiques. Le bouddhisme répond aux questions d’harmonie et d’unité, parce que tout est interdépendant, mais il n’explique pas l’existence même de l’univers.

Que représente alors le big bang pour vous ?

C’est la manifestation du début de l’univers. Selon moi, les constantes physiques et les conditions initiales sont réglées à l’origine, ensuite l’univers évolue de lui-même sans intervention divine. Je ne conçois donc pas un dieu créateur qui intervient constamment dans le fonctionnement de l’univers. J’adhère plutôt à un principe panthéiste à la Spinoza et Einstein. Pour moi, le principe créateur se manifeste dans les lois de la nature et fait que le monde est rationnel et intelligible. Ceci dit, j’adhère pleinement aux autres concepts fondamentaux du bouddhisme tels l’impermanence, l’interdépendance et la vacuité.

La non-séparabilité (ou non-localité) en mécanique quantique vous évoque-t-elle l’interdépendance des phénomènes et la non-dualité ?

Oui, on l’observe au niveau subatomique. Deux photons qui ont interagi (les physiciens disent qu’ils sont « intriqués ») maintiennent le contact même s’ils sont séparés par de très grandes distances. La mesure de l’un modifie instantanément l’état de l’autre, sans aucune transmission d’information. La seule explication est de concevoir l’espace non pas comme morcelé et local, mais comme global et interdépendant. Ce concept de non-séparabilité de l’espace ressemble de façon frappante au concept d’interdépendance du bouddhisme. Le bouddhisme dit que rien ne peut exister de façon autonome, et être sa propre cause. Un objet ne peut être défini qu’en termes d’autres objets et n’exister qu’en relation avec d’autres entités. Autrement dit, ceci surgit parce que cela est. L’interdépendance est essentielle à la manifestation de tout phénomène.

Vous avez écrit que la particule/onde n’a finalement pas d’existence intrinsèque.

Oui, la lumière ou la matière peut être soit particule soit onde, selon les circonstances. Si l’observateur n’active pas son appareil de mesure, la lumière ne peut être décrite que par une onde de probabilité. S’il l’active, elle devient particule. Parce que sa nature dépend de l’observateur, elle n’a pas d’existence intrinsèque. Ce qui rejoint la notion de vacuité du bouddhisme, ainsi que celle de l’interdépendance, en mettant en valeur le lien fondamental entre le réel observé et l’observateur.

Parlez-nous de l’expérience du pendule de Foucault.

Elle manifeste aussi l’interdépendance, mais cette fois sur le plan cosmique. Pour démontrer la rotation de la Terre, Foucault suspend un poids au bout d’une corde au sommet de la voûte du Panthéon en 1851. Au fil du temps, le plan d’oscillation du pendule pivote. Il fait un tour complet en 24h si on fait l’expérience au pôle Nord. Foucault comprend qu’en fait le plan reste fixe et que c’est la Terre « au-dessous » qui tourne. Mais il n’a pas précisé par rapport à quel repère le plan reste fixe. Si on l’oriente vers des objets célestes proches, disons vers la Lune, on constate que celle-ci dérive en dehors du plan d’oscillation au bout d’un moment. Même chose avec le Soleil ou l’étoile la plus proche, Proxima du Centaure à 4,3 années-lumière, puis la galaxie Andromède à 2,3 millions d’années-lumière, etc. Le temps passé dans le plan pris pour repère s’allonge et la dérive tend graduellement vers zéro au fur et à mesure que les objets célestes sont plus éloignés. On arrive enfin aux amas de galaxies les plus lointains et c’est par rapport à ce repère là que le plan d’oscillation du pendule reste fixe. Ainsi, le pendule de Foucault ajuste son comportement non pas en fonction de son environnement local, mais en fonction de l’univers dans son ensemble. Il y a donc comme une influence de l’espace tout entier sur chaque portion de l’univers. Le physicien autrichien Ernst Mach pensait que cela résultait de l’influence d’une force mystérieuse qui imprègne tout l’univers, mais on n’a jamais pu l’expliciter.

 

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