Marc Luyckx Ghisi: le changement de paradigme

Entretien réalisé à Toulouse en mai 2014

Marc Luyckx Ghisi : « La difficulté principale est de changer le disque dur de chacun »

MLG

Marc Luyckx Ghisi se plaît à raconter qu’il a eu trois vies. D’abord prêtre catholique et docteur en théologie russe, puis membre de la cellule de prospective mise en place par Jacques Delors à la Commission Européenne, et enfin auteur et conférencier. Son livre Surgissement d’un nouveau monde (L’Harmattan) explique que la rationalité moderne, l’approche patriarcale et le capitalisme industriel ne sont plus capables de répondre ni au problème de notre survie, ni aux problèmes sociaux et démographiques. Le changement de civilisation qui en découle touche aux aspects les plus profonds de nos vies (relation homme-femme, le sacré, le statut de la raison et de la science, la conscience du temps, de l’espace, du bonheur, etc.). Lors du forum « La transformation sociale et économique de notre société », qu’il a co-organisé avec les éditions Ariane à Toulouse en mai 2014, il a également présenté le travail d’un visionnaire de la Silicon Valley, Willis Harman, disparu en 1998. Pour ce dernier, le moteur du changement est la conscience et nous sommes passés à la fin du siècle dernier d’une métaphysique M1 (matérialiste machiniste : le cerveau est une machine qui produit la conscience) à une métaphysique M2 (dualiste : l’univers a deux bases constitutives, la matière-énergie et la conscience), et nous entrons rapidement en ce début de XXIe  siècle dans une métaphysique M3 (la conscience est première et fait advenir la matière). La modernité occidentale est la première civilisation matérialiste à avoir affirmé qu’il n’y a rien après la mort, donnant ainsi naissance à une civilisation de l’angoisse de la mort. « Dans bien d’autres civilisations, la mort n’est qu’un passage, explique Marc Luyckx Ghisi, et nous sommes en train de redécouvrir que nous ne sommes pas des corps qui ont une âme mais des âmes qui se sont incarnées dans un corps, comme le disait Teilhard de Chardin dès les années 1950. »

Interview

On parle beaucoup de changement de paradigme, mais la France n’a-t-elle pas plus de difficultés que d’autres pays à puiser dans des ressources spirituelles, du fait de son histoire intellectuelle ?

Je pense que la difficulté principale de l’Occident et de la France en particulier, c’est de changer le disque dur de chacun. Le paradigme, c’est la manière dont on perçoit le monde, ce n’est pas quelque chose que l’on voit. Une civilisation partage un même disque dur, les anglo-saxons appellent ça un « narrative ». Nous sommes enfermés dans un narratif cartésien dont la France est la championne, et c’est aussi une prison. Les Anglais et les Allemands ont d’autres points d’entrée mais c’est le même disque. La plupart des gens continuent de penser que le réel est ce que l’on parvient à percevoir par les cinq sens et qu’il n’y a pas d’autre réalité.

En France, on distingue deux catégories de « créatifs culturels » selon qu’ils se revendiquent ou non de valeurs spirituelles. Ces deux groupes vont-ils se rejoindre ? Va-t-on vraiment pouvoir parler de spiritualité laïque ?

J’insiste toujours pour dire que pour faire un chemin spirituel, on peut avoir n’importe quelle religion. André Comte-Sponville dit même que l’on peut avoir une spiritualité athée. La chose la plus évidente qui va amener la transformation individuelle est le fait que la mort n’est pas la fin. Cela ne veut pas dire que les religions ont raison, car Ludwig Feuerbach avait également raison quand il disait que nous avons inventé le Dieu dont nous avons besoin. Les athées sont donc également dans le vrai.

 Et Nietzsche avait également raison en disant que Dieu est mort…

Oui, parce que nous ne sommes pas du tout certains que les fondateurs des religions, Bouddha, Jésus, voulaient cela. Le brave pape fait ce qu’il peut ; il nettoie le Vatican, mais ne peut pas aller plus loin. On va peu à peu comprendre que la spiritualité dépasse les religions. Mes enfants me disent : « Tu nous as lu la Bible quand on était petits et ça nous plaisait. Nous ne sommes pas contre le christianisme, nous sommes à côté ». C’est une autre sphère ; ils ne sont plus dedans. C’est ainsi que cela va se passer. La recherche du spirituel ne passe plus par un intermédiaire clérical : prêtre, pasteur, mufti, rabbin… La religion, c’est quand on dit : il n’y a pas d’accès au divin sans passer par l’intermédiaire du clergé. Mais les jeunes ne sont plus là-dedans. Ils cherchent éventuellement un guide spirituel, qui va leur dire comment respirer, etc.

Qu’est-ce qui caractérise le changement de paradigme selon vous ?

Le paradigme, c’est comme les maisons de Venise qui reposent sur des piliers en bois depuis quatre siècles. Il ne faut surtout pas que l’eau descende car si les piliers sont exposés à l’air, ils pourrissent. Quand on dit au gens que l’on change de paradigme, c’est comme si on enlevait l’eau des piliers qui soutiennent leurs maisons. Ils ne sont pas contents ! On remet en cause leur manière de voir le monde, la vie, la souffrance, le bonheur, etc. Il s’agit donc d’un passage difficile avec un changement de vision du monde. Et il faut presque attendre que les tenants de l’ancienne vision du monde meurent. Nous n’avons pas conscience de voir le monde selon un paradigme. Pour un anglo-saxon, l’économie de marché n’est pas un paradigme, c’est la réalité. Pour un Français, Descartes c’est la réalité : cogito ergo sum (je pense donc je suis), ce n’est pas un paradigme. Cela se passe au niveau global. C’est très difficile parce qu’on parle aux gens de leurs lunettes, mais je ne vois pas mes lunettes, je vois à travers ! Et vous me dites que je dois changer de lunettes ? Quand j’étais à la cellule de prospective de la Commission Européenne, le président nous a demandé ce qui bougeait dans la société, de repérer les signaux faibles. J’ai voyagé et constaté que les structures les plus bloquées sont les syndicats, les Eglises et les universités. Il y a des individus qui bougent mais les structures sont très difficiles à bouger. Ce qui bouge un peu c’est une partie du business, avec 10 à 15 % des gens qui basculent dans le nouveau paradigme.

Vous dites que nous sommes déjà dans une ère post-capitaliste, mais beaucoup de gens n’ont pas du tout ce sentiment.

Nous sommes déjà dans une économie post-capitaliste parce que nous avons changé d’outil de production, mais dans un silence total. Marx a montré que si l’on change l’outil de production, on change de vision du monde. Or, aujourd’hui, l’outil de production c’est l’homme lui-même (dans l’ère de l’information). Une fois que l’on produit de l’immatériel, on est dans un autre monde car la connaissance est comme l’amour : plus on en partage et plus on en a. Mais c’est le contraire du capitalisme : on ne partage pas le capital. Nous changeons de logique profonde et une partie des entreprises commence à le comprendre. Nous ne sommes plus dans la logique industrielle, mais les politiques répètent le contraire. Il y a donc hiatus. Le changement de disque ne se fait pas facilement. Nous ressentons les secousses sur les piliers de nos maisons, les incertitudes, les peurs. Et nous le ressentons dans nos corps.

La clé est-elle le renouvellement des générations ?

La comparaison qui me vient c’est Obélix ! La jeune génération est née comme Obélix dans la potion magique. Je le vois avec mes enfants, notamment la différence entre le plus âgé et le plus jeune. Ils sont porteurs d’une nouvelle logique. Il y a donc une question de génération mais c’est un premier niveau. A un autre niveau, la Terre va mal, les écolos sont de plus en plus tristes… Devant le mur, quelque chose se passe. Je donne des pistes politiques et économiques. Cyril Dion (Mouvement des Colibris) a bien expliqué que la sphère associative, alternative, doit se rapprocher de la spiritualité et que ceux qui sont « dans la spiritualité » doivent passer à l’action. La spiritualité doit s’intégrer dans le politique et l’économique.
Imaginons que le leadership américain craque. Il est tout à fait possible que le dollar passe à 5 euros. Le leadership américain est critiqué mais par quoi le remplacer ? Un leadership chinois, indien, russe… Nous n’allons pas accepter leur leadership. Il reste l’Europe, une Europe qui change, qui est cohérente avec ce qu’on a dit il y a vingt ans : une Europe de la sagesse, de la non-violence entre les Etats, non-violence vis-à-vis des citoyens, dans l’économie ; une Europe qui exerce un leadership de sagesse.

Mais on n’a même pas été capable de faire l’Europe sociale !

C’est vrai et on est en train avec les Américains de liquider tout ce qu’on a construit pendant quarante ans et de l’offrir sur un plateau aux multinationales américaines (TAFTA/TTIP). La fonction crée l’organe. Nos politiques sont des nains de jardin mais ce n’est pas grave car c’est probablement ce qu’il faut. Pourtant, nous pourrions très bien avoir des leaders politiques sages si les gens recevaient un gros « coup de pied au cul ». Non pas comme la montée des nationalismes mais peut-être des catastrophes naturelles…, je ne sais pas. Les sages sont les gens qui disent que le sens de l’Europe c’est de monter en civilisation, en diminuant la violence au niveau économique, politique, etc. Cela commence par ma propre transformation et ceux que l’on appelle les créatifs culturels sont aujourd’hui constitués pour deux tiers de femmes et un tiers d’hommes. Si le citoyen se transforme, il va voter pour d’autres représentants, et non plus des nains de jardin qui répètent des slogans et des dogmes. Ces dogmes sont remis en question mais nous n’avons pas encore assimilé au niveau personnel des visions plus sages. Nous sommes dans un no man’s land, encore au stade de la mauvaise conscience. J’ai fait une présentation de ces idées devant des chefs d’entreprise. Ils disent qu’ils sont d’accord mais que cela concerne le niveau au-dessus d’eux. Ça monte dans les entreprises depuis la base. Quelques personnes passent le plafond de verre, mais ils doivent avoir fait un cheminement intérieur.

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