La physique d’Interstellar : Des p’tits trous, des p’tits trous… et des gros trous

Le film de Christopher Nolan Interstellar a été qualifié de chef d’œuvre par beaucoup, équivalent du 2001, Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick ou autres comparaisons dithyrambiques. Sans entrer dans des considérations cinématographiques en termes d’intrigue, de narration ou d’interprétation, un de ses intérêts majeurs est de reposer sur une physique de pointe qui sensibilise le grand public à des aspects bien mystérieux de notre espace-temps, tel que nous le comprenons aujourd’hui.


La physique d’Interstellar :  Des p’tits trous, des p’tits trous… et des gros trous
Le grand mérite de Christopher Nolan est de s’attaquer à des sujets qui sont aux frontières de la connaissance. En dehors de ses réalisations magistrales pour la série des Batman – The Dark Knight, il s’était déjà frotté aux mystères de la conscience à travers l’évocation des rêves lucides et rêves imbriqués dans Inception, qui a dérouté plus d’un spectateur. Avec Interstellar, il s’appuie sur les mystères et paradoxes de la physique relativiste pour bâtir son intrigue, en particulier le phénomène des trous de ver et des trous noirs. Mais il voulait avant tout que son film conserve une crédibilité scientifique, c’est pourquoi il s’est attaché les services d’un astrophysicien de pointe, Kip Thorne.
Quand Kip Thorne a vu le trou noir qu’il avait aidé à créer, il a pensé : « Pourquoi ? Bien sûr. C’est ce qu’il ferait ». Le trou noir en question est une simulation d’une précision jamais égalée au cinéma. Il semble être en rotation sur lui-même à une vitesse proche de celle de la lumière, entraînant des morceaux de matière avec lui. La théorie nous dit qu’il fut d’abord une étoile, mais au lieu de s’éteindre ou d’exploser (comme une supernova), il s’est effondré sur lui-même en un seul point que les physiciens appellent une singularité. La force de gravité y est telle que rien ne peut en sortir, pas même le moindre photon, d’où son appellation de trou noir, mais le temps lui-même se dilate au point de ne plus avoir cours… L’anneau brillant qui entoure ce tourbillon est déformé de part et d’autre ; il représente la matière qui est attirée dans le trou noir.
Einstein avait expliqué que plus un objet est massif, plus la gravité est élevée et plus elle déforme la structure de l’espace-temps. Des objets comme les étoiles et les trous noirs ont une telle gravité qu’ils déforment la trajectoire de la lumière, l’espace et le temps. Plus on s’approche du trou noir, plus la perception de l’espace et du temps est déformée et la relativité nous dit que le temps s’écoulerait de plus en plus lentement. 
 

Un an de travail et des milliers d’ordinateurs
Le trou noir d’Interstellar est le fruit d’un an de travail de trente personnes et de milliers d’ordinateurs. Au côté des acteurs du film, cette simulation joue un rôle central dans l’intrigue, mais là où Thorne voit dans cette simulation une vérité scientifique, Christopher Nolan y voit beauté et poésie. Avant même de prendre sa retraite de l’institut Caltech (California Institute of Technology) en 2009, Thorne s’intéressait à la façon de rendre accessible au grand public les idées issues de la relativité. Thorne et la productrice Lynda Obst se connaissaient depuis que l’astronome Carl Sagan les avait mis en relation pour travailler sur l’idée d’un film autour des propriétés étranges des trous noirs et des trous de ver. Steven Spielberg avait signé pour un tel projet. Le scénariste Jonathan Nolan, frère de Christopher, a écrit un script, puis Spielberg s’est retiré du projet. Jonathan a alors impliqué Christopher, qui a réécrit le script avec l’aide de Kip Thorne, afin de s’assurer d’une base scientifique crédible.  Au début de l’année 2013, Thorne et Nolan se sont plongés dans les aspects les plus « tordus » de l’astrophysique – espace-temps courbé, trous dans la structure de l’Univers, déformation des rayons lumineux par la gravité, etc. « L’histoire est essentiellement celle de Chris et Jonathan, a expliqué Thorne, mais l’esprit qui est derrière, l’objectif d’avoir un film dans lequel la science est embarquée dès l’origine – et une science très solide – a été préservé. » 
 

Le trou de ver qui déchire… l’espace
Les cinéastes ont abouti à une dystopie, ou contre-utopie, qui se passe dans un futur proche où, forcément, rien ne va plus. Un ex-astronaute est recruté pour une mission de la dernière chance visant à trouver une autre planète habitable pour l’humanité. Le problème est que les étoiles pouvant abriter une telle planète sont vraiment très éloignées et qu’un voyage pour s’y rendre prendrait des décennies même à des vitesses que nous sommes encore loin d’atteindre. En 1983, Carl Sagan s’était frotté au même problème pour son roman « Contact », adapté au cinéma en 1997. Thorne avait alors suggéré la solution du « trou de ver », une hypothétique déchirure dans la structure de l’espace qui connecte des points éloignés en passant par une dimension au-delà de nos quatre dimensions d’espace et de temps. Le trou de ver a donc été retenu pour Interstellar également. Thorne et Nolan ont alors longuement discuté pour savoir comment rendre à l’écran les propriétés physiques d’un trou de ver en étant cohérent au plan scientifique. Mais ce n’est pas le seul problème physique, du genre de ceux qui donnent la migraine, avec lequel l’équipe en charge des effets spéciaux a dû se coltiner. L’histoire voulue par Nolan reposait sur la dilatation du temps, le fait que le temps s’écoule différemment pour différents personnages. Pour que ce soit scientifiquement réaliste, Thorne lui a donc dit qu’il avait besoin d’un trou noir massif. Nolan lui a alors envoyé son responsable des effets spéciaux, Paul Franklin. 
 

800 Téraoctets de données
Franklin savait que ses ordinateurs feraient tout ce qu’il leur dirait. C’était à la fois un problème et une tentation. « C’est très facile de tomber dans le piège de briser les règles de la réalité, explique-t-il. Et ces règles sont en fait assez strictes. » Il a donc demandé à Thorne de générer les équations qui guideraient ses logiciels d’effets à la façon dont la physique décrit la réalité. Ils ont commencé avec les trous de ver. Si la lumière dans un trou de ver ne se comporte pas de façon classique, c’est-à-dire qu’elle se déplace en ligne droite, comment se comporterait-elle ? Et comment peut-on décrire cela mathématiquement ? Thorne a envoyé ses réponses à Franklin sous formes de mémos très complets. Constituées de nombreuses pages, avec toutes les sources et un tas d’équations, les réponses avaient plus l’air d’articles scientifiques que d’autre chose. L’équipe de Franklin a développé un nouveau logiciel à partir des équations et conçu un trou de ver. Le résultat était extraordinaire. C’était comme une boule de cristal reflétant l’Univers, un trou sphérique dans l’espace-temps. « La science-fiction veut toujours habiller les choses, comme si elle n’était pas satisfaite avec l’Univers tel qu’il est, explique-t-il. Mais ce que nous avons obtenu à partir du logiciel était fascinant dès le départ. » Leur réussite avec le trou de ver a encouragé l’équipe d’effets spéciaux à procéder de la même façon avec le trou noir. Mais les trous noirs, comme leur nom l’indique, tuent la lumière.
Les cinéastes utilisent une technique appelée le « lancer de rayon » pour rendre à l’écran les effets de la lumière et de la réfection. « Mais les logiciels de lancer de rayon se basent sur l’idée en principe raisonnable selon laquelle la lumière se déplace en ligne droite », explique Eugénie von Tunzelmann, membre de l’équipe de Franklin. Il s’agissait là d’un autre genre de physique. Il a donc fallu là aussi réécrire le programme. Certaines images à elles seules ont nécessité un centaine d’heures de calcul, car le programme était saturé par les unités de distorsion causées par ce qu’Einstein a appelé l’effet de lentille gravitationnelle. Au bout du compte, le film a généré environ 800 téraoctets de données. « J’ai cru qu’on allait atteindre le seuil du pétaoctet », a dit von Tunzelmann, soit dix puissance quinze octets. 
 

Quelque chose de très étrange s’est produit
« Chris voulait vraiment qu’on comprenne que le trou noir est sphérique, explique Franklin. Je lui ai dit qu’il aurait forcément l’air d’un disque  et que la seule chose qu’on pouvait faire était de montrer que la lumière s’enroule autour de lui. » Alors Franklin a commencé à lire des articles sur les disques d’accrétion, formés par l’agglomération de matière qui orbite autour de certains trous noirs. Il s’est dit qu’il pourrait utiliser cet anneau de détritus pour définir visuellement la sphère. Von Tuzelmann a conçu une rapide démo. Elle a généré un anneau plat et multicolore – de type disque d’accrétion – et l’a positionné autour du trou noir en rotation. Quelque chose de très étrange s’est produit. « Nous avons vu que le fait de déformer l’espace autour du trou noir déformait aussi le disque d’accrétion », explique Franklin. « Ainsi, au lieu d’avoir comme un disque de Saturne autour d’une sphère noire, la lumière créait cet extraordinaire halo. »
C’est là que Thorne a lâché son fameux « Pourquoi ? Bien sûr » quand il a vu l’effet final. L’équipe d’effets spéciaux pensait qu’il s’agissait d’un bug dans le programme. Mais Thorne a réalisé qu’ils avaient correctement modélisé un phénomène prévu par les données mathématiques qu’il avait transmises. Pourtant, personne ne savait exactement de quoi aurait l’air un trou noir avant qu’ils n’en conçoivent un réellement. La lumière, temporairement piégée autour du trou noir, produisait un motif complexe comme une empreinte digitale près de l’ombre du trou noir. Et le disque d’accrétion brillant apparaissait au-dessus du trou noir, en dessous et devant. « Je ne m’attendais pas à ça, a dit Thorne. Eugénie a fait la simulation et m’a dit : voila ce que ça donne. C’était génial. »
 

Un bémol français
Au final, Nolan obtient des images superbes qui servent magistralement l’histoire. Et Thorne obtient un film qui sensibilise un large public à une science dure mais inspirante. Mais il a aussi obtenu un effet inattendu : une découverte scientifique. « Les effets visuels du film correspondent à de véritables données d’observation, explique-t-il. C’est ainsi que la nature se comporte. » Thorne dit qu’il peut en sortir au moins deux articles scientifiques. Le rendu visuel n’est pas seulement beau, il est juste. A cet enthousiasme tout américain, il faut cependant apporter un bémol. Le physicien français Jean-Pierre Luminet a en effet expliqué qu’il avait de son côté simulé un trou noir en 1979 et qu’il était parvenu à une image assez proche de ce qui est montré dans le film, sauf que le point de vue dans le film est situé dans le plan du disque d’accrétion. Un peu irrité par l’unanimité des critiques sur la crédibilité scientifique du film, Jean-Pierre Luminet a posté sur un blog un article pour rétablir quelques vérités. Non, le trou noir d’Interstellar n’est pas complètement réaliste, explique-t-il, car il néglige l’effet Doppler (celui qui fait qu’une sirène d’ambulance change de ton quand nous la croisons). Il a donc produit une simulation qui montre une asymétrie du flux lumineux, de sorte que le rendu est beaucoup moins « esthétique ». De fait, Thorne lui a donné raison en expliquant : « L’effet Doppler a été négligé dans les images, parce que (comme tu l’as déjà démontré il y a longtemps) cela rend le disque fortement asymétrique, ce que le grand public aurait plus de mal à comprendre. » Ah, ces Américains !
Le mot de la fin revient au physicien Philippe Guillemant dont j’aurai le plaisir de co-signer le prochain livre, à paraître au premier semestre 2015. Selon lui, inutile d’utiliser un trou noir pour sortir de l’espace-temps puisque le bon mode opératoire repose sur la conscience… à laquelle se rapporte finalement l’ensemble de notre réalité.
 
(rédigé d’après un article du magazine Wired)

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